samedi 25 juillet 2015

LE RASOIR SUR LA GORGE

L’un est assis.
L’autre, debout derrière lui, tient dans sa main droite une sorte de rasoir ancien à longue lame, au manche en bois précieux orné d’inclusions de nacre. De son autre main, il maintient fermement la tête de l’homme assis, tirée en arrière, gorge dégagée.
L’homme assis, engoncé dans un vêtement qui le prive de l’usage de ses bras, enfonce ses ongles dans les accoudoirs de son siège.
Dans le miroir accroché au mur, il voit le rasoir luire et dessiner une courbe dans l’air moite en s’approchant de son cou. L’homme, debout derrière lui, s’immobilise et le fixe droit dans les yeux, le regard mauvais.
Mériteraient que je les tue tous ! grogne-t-il entre ses dents. Mériteraient d’être égorgés comme des bêtes malfaisantes ! Tous, autant qu’ils sont !
L’homme assis, les yeux écarquillés, fixe les mouvements du rasoir à deux centimètres de sa pomme d’Adam. Mouvements saccadés, synchronisés sur le débit de parole, de plus en plus rapide, de l’homme debout.
Personne ne m’écoute ! Alors quand j’en tiens un sous la main, je le lâche plus ! Cessez donc de gigoter. Un coup de rasoir, c’est vite parti !
L’homme assis, ouvre la bouche pour parler, mais l’autre ne lui en laisse pas le temps :
Bougez pas, j’vous dis ! Je suis célèbre pour mon coup de main. Rapide et sûr. Ne vous inquiétez pas.
L’homme assis, cherche dans le reflet du miroir où se cache la caméra. Il y en a forcément une. La vidéo sera diffusée sur You tube, comme les autres. Egorgé en direct. Saigné, décapité.
Me suis fait avoir. Ce rendez-vous était un piège. Ce mec est un terroriste. Genre djihadiste de quartier. Un électron libre, fan de Daech ou de l’EI. Pourquoi s’en prend-il à moi ? A quoi rime d’égorger un comptable travaillant dans une usine d’aliments pour chiens ? Il n’aime peut-être pas les chiens. Animaux impurs. Comme le porc. Que je ne mange pas, d’ailleurs. Je suis végétalien ! Doit y avoir une erreur quelque part. Pourtant je le connais depuis un certain temps, ce type. Sûrement converti depuis peu. Les pires ! Coincés dans leurs préjugés. Encore plus intolérants, plus extrémistes que les vrais. Le genre d’illuminé à avancer masqué. Sans barbe ! Pour ne pas être reconnu.
La lame du rasoir se pose sur la gorge de l’homme assis, tétanisé, les yeux exorbités fixés sur le visage de l’homme penché sur lui, l’air concentré sur sa tâche.
C’est sûr, je les égorgerais tous, ces salauds. S’en foutent de la crise. Veulent juste s’en mettre plein les poches. Je leur exploserai la gueule avec le même plaisir qu’ils prennent à faire exploser mes charges ! Charges de dynamite, oui !  Mais, je m’énerve, vous n’êtes pas venu pour m’écouter débiter mes salades. Que voulez-vous, dans mon pays, on a le sang chaud !
La lame du rasoir pèse sur la gorge de l’homme assis. D’un mouvement rapide, elle glisse, découvrant une bande de peau imberbe, bordée de chaque côté d’une épaisse couche de mousse à raser.
Vous en aviez assez de votre barbe ? C’est vrai qu’avec cette chaleur, vaut mieux se découvrir. Et puis, entre nous, c’est plus prudent, vous auriez pu passer pour un intégriste prêt à commettre un attentat ! Le plan vigie-pirate, ça rigole pas !

Jacques KOSKAS


dimanche 22 mars 2015

ANGLE DE RUES



ANGLE DE RUES




ANGLE DE RUES


  Qu'attendez-vous ?
  Et bien...
  Il y a un problème ?
  Je ne sais pas...
  Vous ne savez pas quoi ?
  Comment savoir ?
  Savoir quoi ?
  Laquelle choisir ?
  Je ne comprends pas.
  La rue. Comment savoir laquelle choisir ?
  Vous prenez celle que vous voulez.
  Oui. Mais comment savoir s'il vaut mieux prendre celle-ci ou celle-là ?
  C’est simple, vous prenez celle que vous préférez.
  Alors, d'accord.
  A tout à l'heure. Nous nous retrouvons où vous savez.
  Je ne sais pas pourquoi, mais vous me faites penser à quelqu'un... A bientôt.


  Et bien ? Encore un problème ?
  Je me demandais... comment savoir quelle est la rue que l'on préfère ?
  C'est simple. Celle qui vous plaît le plus. Où vous avez le plus de plaisir à marcher.
  Et comment savoir dans laquelle on a le plus de plaisir à marcher ?
  Il suffit d'avancer. Quand vous avancez, vous marchez, et quand vous marchez vous sentez si c'est agréable ou pas.
  D'accord. Mais…
  Mais ?...
  Pour avancer il faut choisir ?
  Tout à fait.
  Entre la rue de droite et la rue de gauche ?
  C'est aussi simple que cela.
  Je crois que le problème est là. Si je choisis cette rue, je ne choisis pas l'autre... et vice-versa.
  Et vice-versa.
  Supposons... simple supposition... supposons que je choisisse la rue de droite... c'est un exemple. Ou bien... supposons que je prenne celle de gauche. C'est toujours un exemple, d'accord ? Ou bien... pour faire plus simple.... supposons que je choisisse l'une de ces deux rues... ce n'est qu'un exemple, nous sommes bien d'accord ?
  Tout à fait.
  Et bien, supposons que je marche dans une de ces rues, celle de droite ou celle de gauche... simple supposition...
  Absolument.
  Une question se pose.
  Oui ?
  Où est passée l'autre rue ?
  L'autre rue ?
  Vous voyez bien ! Vous l'ignorez vous-même !
  Mais voyons, l'autre rue est toujours là, masquée par le pâté d'immeubles, mais toujours là.
  Masquée ? Qui vous dit qu'elle n'est pas rayée de la carte, avec ses maisons, ses habitants, ses animaux, son square ? Vous n'avez jamais entendu parler de disparitions mystérieuses ?
  Si les rues disparaissaient comme vous le dites, cela se saurait !
  Il n'y a qu'un moyen pour le vérifier !
  Ah ! Vous voyez ! Je commençais à m'inquiéter.
  Il suffit de marcher dans les deux rues à la fois.
  Très bonne idée. Laquelle choisissez-vous ? Je prendrai l'autre.
  Je vous en prie. Faites votre choix d'abord.
  Cela m'est égal. Laquelle préférez-vous ?
  Je me demande si vous ne me rappelez pas mon père ?...
  Votre père ?... Vous le voyez toujours ?
  Lui aussi me demandait ma préférence.
  A propos des rues ?
  Il n'a pas dû prendre la bonne. Plus aucune nouvelle. Disparu !...
  En tout cas, moi, je me décide. Je prends celle de droite. Vous prenez celle de gauche ?
  Vous êtes sûr ?
  Absolument !
  Supposons que je prenne celle de gauche, puisque vous me l'imposez. Comment saurai-je que la rue de droite existe encore ?
  Mais, parce que j'y serai !
  Vous, peut-être, mais pas moi !
  Et bien, dans ce cas, prenez celle de droite, si vous aimez mieux.
  Tout à fait comme mon père... Sauf que lui, me demandait plutôt qui j'aimais le mieux. Vous saisissez ?
  Pas vraiment.
  Lui ou ma mère...
  Ah ?... Quel rapport avec les rues ?
  Je l’ignore. Pour les rues je ne vois qu'un seul moyen ! Puis-je compter sur vous ?
  Je suis votre homme !
  Il nous faut marcher ensemble et en même temps dans les deux rues à la fois !
  Vous êtes sérieux ?
  Tout à fait !
  Vous avez un plan ?
  Je réfléchis...
  Je réfléchis aussi.
  D'autant que d'ici, nous avons les deux rues dans notre champ de vision.
  Absolument !  
  Que proposez-vous ?

  C'est vous qui avez téléphoné ?
  Oui, monsieur l'agent.
  Que se passe-t-il ?
  C'est cet homme. Il s'est arrêté à l'angle de ces deux rues. Cela fait un bon moment maintenant. Il ne bouge plus. Il parle tout seul et ne répond pas quand on s'adresse à lui...

Jacques KOSKAS