Vous pouvez remercier mon assistante, la petite
vieille au parapluie, de vous avoir retrouvé. Savez-vous que cette dame
insignifiante est LA spécialiste d’Arcimboldo, dont vous fûtes le modèle pour
la série des quatre saisons ? Sous son air innocent, c’est une véritable
peste. Si vous aviez la curiosité
d’aller voir sous ses jupes, vous y trouveriez un arsenal digne d’une armée
d’état. Le bouton de mise à feu se trouve sur son parapluie. Classique, mais
efficace.
Qu’êtes-vous venu faire ici ? Ignorez-vous sur
quelle planète nous nous trouvons ? Un individu comme vous, composé de fruits
et de légumes, finirait ses jours dans un cirque ou comme épouvantail dans un
potager. On le mettrait sous cage, on l’examinerait au scanner, à l’IRM. On
prélèverait une goutte de sève par ci, une feuille par là. On le goûterait, on
analyserait des échantillons qu’on sèmerait, histoire de voir pousser d’autres
spécimens de votre espèce.
Ignorez-vous que sur cette planète ON MANGE les fruits
et les légumes ? Les raisins qui vous servent de cheveux – méfiez-vous,
certains dépassent de votre chapeau – on en croque les grains, on les écrase à
coups de pieds dans des cuves jusqu’à extraire leur sang qu’on laissera
fermenter pendant des mois avant de remplir des bouteilles que l’on videra dans
des bouches avides et jamais rassasiées. Le même sort est réservé aux pommes de
vos joues, à la poire de votre nez, aux citrons de vos oreilles, tout acides
qu’ils soient. Et la châtaigne qui vous sert de bouche, on la fait griller sur
des charbons ardents !
J’ai aussitôt envoyé mon agent spécial, la petite
vieille au parapluie, à votre poursuite. Nous savions que vous vouliez
retrouver la trace d’Arcimboldo. Le musée du Louvre où vos portraits sont exposés
vous a paru l’endroit idéal, n’est-ce pas ? Pauvre innocent ! Vous
l’avez échappé belle ! Dans ce monde peuplé d’omnivores, vous n’auriez pas
tenu huit jours. Encore moins devant un végétarien, aucune chance face à un végétalien.
Mais qu’est-ce que vous avez donc dans votre tête de
courge ! D’ailleurs, vous devriez en couper la queue. Cela donne une drôle
d’allure à votre chapeau. Excusez-moi, je ne devrais pas m’énerver. Si au moins
je pouvais vous convaincre sans être obligé d’employer la force.
Vos yeux de
myrtilles se tournent avec crainte vers la pyramide de verre, notre station de
téléportation. C’est rapide, mais c’est risqué. La reconstitution du corps, à
l’arrivée, peut ne pas être identique à ce qu’il était au départ. Cela se
produit dans moins de 0,01% des cas, mais le risque existe. On a observé un
phénomène de translocation irréversible entre les grains de raisin et les fanes
de la carotte. Ceux qui l’ont vécu se disent assez gênés dans la vie de tous
les jours. Alors faites gentiment ce que je vous ordonne et tout se passera
bien. Mon assistante au parapluie va vous accompagner. Bientôt, vous tremperez
vos racines dans la terre accueillante de votre astéroïde végétalique.
Je sais que nous sommes le 22 septembre. Inutile de me
le rappeler. Vous avez votre visage d’automne, tout est donc conforme à ce qui
doit être. Je remarque que vous gardez toujours cette figue éclatée pendue à
votre oreille. Vous finirez par vous attirer des ennuis en affichant des goûts
aussi détestables.
Si je connais le 21 mars ? Quelle question !
Et si j’aime les fleurs ? Oh, mais je comprends… Voilà pourquoi vous êtes
revenu. Vous avez posé pour les quatre saisons. Vous y avez gouté, vous avez
comparé et vous avez choisi. Le printemps ! Le printemps ! Tout le
monde veut être le printemps ! Il n’en est pas question ! Si nous
avons décidé que vous seriez l’automne, c’est que nous avons nos raisons.
C’est
agréable l’automne. Il fait encore doux, les feuilles des arbres changent de
couleur, elles tombent en tourbillonnant, parfois on se croirait en été… Pas
question de changer ! Quelle idée ! Rester printemps à vie sur cette
planète ? Vous voudriez être couvert de fleurs ? Que dis-je ?
Vous voudriez ETRE la multitude de fleurs printanières, vêtues de mille
couleurs, vibrant de parfums exubérants, roses aux fragrances insoutenables,
marguerites au blanc immaculé, lavandes aux senteurs estivale, couvertes de
papillons virevoltants, d’abeilles butineuses, de bourdons vrombissants ! En
permanence, pour l’éternité ? Impossible !
Ici, le printemps ne dure qu’une saison. Il est
remplacé par l’été, lui-même remplacé par l’automne, etc… Il s’agit d’un cycle.
Si on le dérègle, tout se cassera la figure. C’est très différent de votre
monde où les saisons sont toutes présentes en même temps.
Et je vous rappelle qu’ici on ASSASSINE les
fleurs ! On les cueille, on les coupe, on arrache leurs pétales sous
prétexte de prédictions farfelues, on en fait des bouquets, des guirlandes, des
couronnes, on les laisse agoniser dans des vases, on les jette à la
poubelle !
Quoi ? Arcimboldo vous l’a promis. Mon pauvre
ami. Vous ignorez donc que les habitants de cette planète sont mortels. Votre
rencontre avec Arcimboldo date de plus de quatre siècles. Vous aurez beau
fouiller la terre de vos racines, vous ne retrouverez que des os inutiles.
En plus, le printemps est une très mauvaise saison,
croyez-moi. La montée de la sève, les bourgeons, l’éclosion, les engrais en
veux-tu en-voilà, les insectes qui tournicotent, qui pollinisent… Je n’aimerais
pas ça du tout. Ça doit chatouiller, j’en ai des frissons rien que d’y penser…
L’époque
des amours, dites-vous ? Que me chantez-vous là ? Vous vous y connaissez
en amour, maintenant ? Mais bien sûr que je le sais ! Bien sûr que je
le sais ! Les fleurs sont des sexes. Et vous ne pensez qu’à ça ! Vous
voudriez être un sexe gigantesque composé de milliards de sexes rivalisant de fraîcheur,
de séduction, de beauté. Vous rêvez, mon ami, vous rêvez. Non, croyez moi, je
vous sauve la vie en n’accédant pas à votre demande. Rester printemps pour
l’éternité, équivaut à plonger une écrevisse vivante dans une casserole d’eau
bouillante. Vous ne pouvez pas comprendre. Vous n’avez pas posé pour
l’allégorie de l’eau, du même peintre. Des poissons partout. Des crevettes en guise
de sourcils. Une anguille autour du cou. Beurk ! Même pour les perles je ne plongerais pas dans
cet aquarium ambulant.
Il est temps de partir. Vous arriverez chez vous plus
de quatre siècles en arrière, avant la rencontre avec ce peintre qui n’a fait
que se servir de vous. Vous aurez tout oublié et vous continuerez votre vie de
végétal insouciant en ignorant le fonctionnement de cette planète Terre, où
tout, décidément, va de travers.
Mais où allez-vous ? Revenez ! Votre
signalement est affiché partout. Sur les cartes postales, les posters, les
vêtements, les fonds d’écran… Vous allez finir en ratatouille, bouillis, frits,
grillés ; en salade de fruits épluchés, découpés, épépinés ; ils vont
vous bouffer jusqu’aux racines… Revenez ! Revenez !
Tant pis, vous l’aurez voulu !
Sur un signe, la vieille dame ouvre son parapluie, règle
le laser sur la position mixer, l’oriente vers le fuyard et, d’un clic, réduit l’automne
d’Arcimboldo à une purée de légumes assortie de quelques fruits…