J’ai présenté ce texte
en ouverture d’un débat sur la liberté d’expression auquel j’ai participé le 13
février à Toulon en compagnie de Philippe Granarolo et Michel Ferrandi,
philosophes.
Débat organisé par Fabienne Dalloz et Alexis Wiehe.
Selon la théorie psychanalytique, c’est dans l’enfance, en particulier
entre 0 et 6 ans, que se forment les différentes structures mentales qui
président au développement de l’individu et qui feront de nous ce que nous
sommes.
Question : à quel
moment du développement libidinal de l’enfant peut-on repérer le signe d’une
expression personnelle libre, plus ou moins affranchie des influences
parentales et dégagée du vouloir plaire à l’autre ?
La psychanalyse décrit ce
processus à travers 3 stades : oral, anal, phallique.
Stade
oral :
Il
s’étale de la naissance jusqu’à l’âge de 1 an-1 an et demi.
A la naissance, toutes
les fonctions assurant la survie du bébé sont automatiques, sauf
l’alimentation. D’où le nom de stade oral. Le bébé se trouve dans une relation
de dépendance totale aux autres, en particulier à sa mère.
Pendant cette période, l’enfant
va faire l’expérience de l’agréable et du désagréable, du plaisir et du
déplaisir. Il exprimera son ressenti de façon réflexe et automatique à travers son
tonus musculaire. L’expression corporelle sera donc la première manifestation du
vécu émotionnel de l’enfant.
Stade
anal : entre 1 an-1 an ½ et 3 ans.
Autonomie
de la marche, mais aussi autonomie sphinctérienne. Ce qu’on appelle
l’apprentissage de la propreté. D’où le nom de stade anal. Autant la phase
orale se traduit par la situation de dépendance de l’enfant à son entourage,
autant la phase anale va se caractériser par la manifestation de l’autonomie.
En
maîtrisant ses sphincters, l’enfant découvre son pouvoir sur le fonctionnement
de ses intestins. Capacité de rétention et d’expulsion. Il quitte la passivité
du stade oral. Il devient actif.
Du
fait de cette maîtrise, l’enfant va se trouver confronté aux règles du vivre
ensemble. A savoir, on fait ses besoins dans un lieu spécifique en tenant
compte du fait que d’autres personnes l’utiliseront, etc.
Cette évolution physiologique
va s’accompagner d’un autre bouleversement dans le rapport de l’enfant à
lui-même et aux autres. En même temps qu’il acquiert le contrôle de ses
sphincters, l’enfant accède à la faculté fondamentale de dire je et de dire non.
Par l’utilisation du je, l’enfant se reconnait comme sujet.
Il va affirmer son moi, sa singularité, et par l’utilisation du non, l’enfant va affirmer sa différence.
Il va exprimer son opposition, il va tester les limites, il va tenter de les
transgresser, il va refuser de se soumettre aveuglément au désir de l’autre
pour affirmer le sien propre. Ce nouveau mode de relation s’appuiera sur un
sentiment de toute puissance donnant
à l’enfant l’illusion que beaucoup de choses dépendent de lui.
Stade phallique : entre
3 et 6-7 ans,
Se
caractérise par l’investissement des organes génitaux et la découverte de la
différence des sexes. C’est l’âge des questions sur la sexualité des parents,
la procréation, la grossesse, la naissance.
C’est aussi l’âge du complexe
d’Œdipe. Organisation mentale
structurée où se mêlent désir amoureux pour le parent du sexe opposé et
hostilité à l’égard du rival du même sexe.
La confrontation à l’interdit de l’inceste, le renoncement à ses désirs
incestueux, l’intégration de la loi (du père), permettront à l’enfant de résoudre
le complexe œdipien et de s’ouvrir à la société, en acceptant de choisir, plus
tard, un partenaire sexuel en dehors de la famille.
Dans chacun de ces stades on repérera un aspect positif et un aspect
négatif :
Stade oral :
Positif : contact avec la bonne mère qui nourrit, enveloppe,
réchauffe, apporte sécurité et bien-être ;
Négatif : contact avec la mauvaise mère : vécu de morcellement,
frustration, souffrance.
Stade anal :
Positif : autonomie sphinctérienne, affirmation de soi, capacité de
s’opposer à l’autre.
Négatif : sentiment de toute puissance, transgression des règles,
agressivité pulsionnelle.
Stade phallique :
Positif : différenciation sexuelle, curiosité, acceptation de la
loi, ouverture vers la société.
Négatif : désir incestueux, désir de meurtre, refus de reconnaître
la loi et de s’intégrer à la société.
Où se situent
les germes de la liberté d’expression ?
Au stade oral, l’enfant s’exprime avec son corps de manière
automatique et réflexe. Il y a donc expression mais on ne peut pas parler de
liberté. Il restera soumis à l’adulte et absorbera réellement et symboliquement
toute nourriture venant de lui : nourriture alimentaire, spirituelle,
fantasmatique. Il introjectera sans pouvoir faire le tri, les sentiments, les
émotions, les pensées, les croyances de l’autre.
Au stade anal : en plus de l’expression corporelle spontanée,
grâce à la maitrise sphinctérienne, à l’emploi du je et du non, l’enfant peut
s’exprimer de façon volontaire à l’intérieur de règles établies. Si on respecte
sa spontanéité, sans le contraindre à se soumettre à nos propres convictions, il
pourra développer un esprit critique, s’autoriser à penser ses propres pensées,
sans se sentir obligé de se conformer aux idées de ses parents, sans se sentir
obligé de souscrire à leurs croyances.
Au stade phallique ; en plus de l’expression corporelle spontanée
et de l’affirmation de soi, l’enfant va découvrir la différence sexuelle, il va
expérimenter la réalité de la loi, bien loin de sa croyance magique et de ses
fantasmes de toute puissance. Il va renoncer à ses désirs pulsionnels, accepter
de s’éloigner du cocon familial et s’engager dans la société pour y trouver sa
place et des partenaires autres que ses parents.
Généralement c’est à l’âge de 6-7 ans que se clôt ce cheminement (qu’on
appelle processus primaire). L’enfant entre alors dans la période de latence,
(processus secondaire). Cette période est caractérisée par le passage à la pensée
représentative et symbolique, permettant l’apprentissage de la lecture et de
l’écriture et l’investissement de nouvelles connaissances.
Ainsi, lorsque le développement de l’enfant se fait de manière positive, l’individu
va naviguer librement entre ces trois stades qui sont présents et interactifs
tout au long de notre vie. En ce qui concerne la liberté d’expression, il se
sentira libre d’adhérer à un mode de pensée qui lui convient ou de le
critiquer, voire de le refuser. Libre aussi d’avoir ses propres idées et de les
proposer, même si elles sont différentes des enseignements qu’il a reçus. Et, en
même temps il reconnaîtra ces mêmes droits aux autres.
Dans le cas contraire, s’il y a blocage ou fixation négative à l’un des
stades, l’évolution de la personnalité sera entravée et le refus de la liberté
d’expression pourrait en être la conséquence.
Ainsi une fixation négative au stade oral pourrait se traduire de
la manière suivante : j’ai
reçu un enseignement. Je m’en suis nourri. Il n’en existe pas d’autre. Aucun enseignement
ne vaut celui-là. C’est un peu comme si vous ne mangiez que de la purée, en
entrée, en plat principal et en dessert, parce que vous avez appris et vous en
êtes persuadé que seule la purée est bonne. Vous refusez donc toute autre
nourriture. Et vous vous débattez avec énergie si on veut vous forcer à avaler
autre chose. Symboliquement, vous resterez bloqué dans une relation de
dépendance aux premières images parentales, sans parvenir à vous en affranchir.
Une fixation négative au stade anal, donnerait
ceci : J’ai été nourri de cette idée, cette
croyance, et je tiens à la garder pour moi. C’est mon trésor. Toute autre idée
est inconcevable. Il n’y donc pas de place pour autre chose en moi. Donc pas de
place pour la différence. Seule cette idée, cette croyance est vraie. Je me
battrai pour que tout le monde la partage. J’emploierai la force pour que vous
pensiez comme moi. Tous ceux qui refusent de croire et de se soumettre à ma croyance sont mes ennemis et doivent
être détruits.
La fixation négative au stade phallique se
traduirait ainsi : Mise
en acte de relations incestueuses, attouchements, viol, pédophilie. Mise à
mort, réelle ou fantasmatique, des rivaux qui convoitent ce que je convoite ou
qui possèdent ce que je convoite.
En
conclusion, je pense que l’évolution
de la liberté d’expression sera fonction de l’évolution de l’enfant à
l’intérieur des différents stades. Stades dont nous restons imprégnés toute notre
vie, et auxquels nous revenons lors de périodes de régression.
Au cours du stade oral,
l’expression de l’enfant se fait de façon réflexe sur le mode
tonico-émotionnel.
Au cours du stade anal,
cette expression est volontaire et se manifeste par le contrôle des sphincters,
l’opposition et l’affirmation de soi.
Au cours du stade phallique, l’expression se fera à
travers le désir, la rivalité et le rapport à la loi permettant la résolution
du conflit œdipien.
Ainsi, une circulation fluide entre les différents
stades de l’évolution de l’enfant, privilégiant leur aspect positif, met
l’individu dans des conditions favorables pour s’exprimer librement, sans à
priori ni préjugés, et pour accepter la libre expression de l’autre, dans le
respect des règles de la société et de la loi.
A l’inverse, un blocage lors d’un des stades de l’évolution empêche
l’individu de se délivrer des influences qui freinent son libre arbitre. Avec
pour conséquence, le risque de verser dans l’intolérance et de recourir à la
violence.
Jacques KOSKAS