Enfin, te voilà, lecteur ! Je commençais à désespérer dans cette bibliothèque désertée. Bientôt, je le crains, nous serons
reconvertis en pièces de musée, et seuls quelques privilégiés auront le droit
de nous feuilleter de leurs mains gantées.
Je
suis heureux que ton choix se soit porté sur moi. Les amateurs éclairés sont
rares en ces temps d’aliénation pixelisée.
Alors
suis-moi ! Nous voyagerons de chapitre en chapitre sous la bannière de
lettrines aux arabesques audacieuses. Nous sillonnerons les paragraphes aux
alinéas cadencés sous le contrôle d'une police vénérable au temps suspendu. Et
ce n'est qu'au terme de notre périple que te sera dévoilée : L’énigme du puits des amants.
C'est
un titre, j'en conviens, qui manque d'épaisseur. Mais tu aurais tort de te fier
à son apparente candeur. Les lecteurs précédents te confirmeront sans peine mes
propos.
Je
constate à la fébrilité de tes doigts que tu es pressé d'arriver. Du calme !
Prends le temps d'apprécier le déroulement de l'histoire. La chute n'en sera
que plus troublante. Je me fais une joie de partager cette aventure avec toi.
Et puis, quel bonheur de quitter mon étagère poussiéreuse.
Cher
lecteur, allons-y !
Nous
voilà sur un chemin. Cette campagne aride, où ne poussent que des pierres, est
un paysage hautement symbolique de la pensée de l'auteur. Voici le pont sous
lequel Eleanor et Cornélius se sont rencontrés. Le coup de foudre aveugle qui
les a percutés est encore visible sur le pilier nord.
A
présent nous traversons une forêt, sombre et touffue comme l'a voulue l'auteur,
un illustre inconnu qui ne me remerciera jamais assez d'entretenir sa mémoire.
Eleanor et Cornélius y ont trouvé refuge. Leur union illégitime menaçait
l’ordre moral de ce temps-là. Une prime conséquente était promise à qui les
retrouverait.
Nous
approchons de… Mais que fais-tu ? Tu reviens à la page précédente ? Quelque
chose t'a échappé ? Ce paragraphe ? Il ne fait que ralentir le récit… Quoi ? Tu
veux le lire ? C’est incompréhensible, dis-tu ? Je sais, je sais…
j’espérais que tu ne t’en rendrais pas compte… Ça ? Ce qui est accroché au
chêne ? Au bout de la corde ? Oui, d'accord, c'est un pendu. J’avais prévu de
t’en parler plus tard… Tu tiens à ce que je le fasse toute de suite… Je
comprends. Tu as le droit de savoir… Alors, je t’explique…
Il
y a quelques années un lecteur, du genre terreur des bibliothèques, m’a
sauvagement arraché cinquante pages, sans aucune raison, rien que pour le
plaisir de faire… « chier » (c’est l’expression qu’il a utilisée) les
lecteurs suivants. Tu imagines ma douleur, sans compter le chagrin inconsolable
d’être amputé d’une partie de moi-même. Mais j’ai tenu à rester sur mon étagère
et à poursuivre ma mission auprès de vrais lecteurs comme toi… Voilà pourquoi
certains aspects du récit t’échappent. Mais rassure-toi, je le connais par
cœur.
Reprenons.
Après de multiples péripéties, dont les détails se trouvent dans les pages
absentes, nous approchons du centre de l’intrigue. Voici la maison, cachée au
plus profond de la forêt. Eleanor et Cornélius en avaient fait leur nid secret.
Et voici le puits, seul témoin du drame.
Nous
allons entrer. J'ai la clef mais je toque quand même. Par habitude. Ne va pas
croire, lecteur, que je prête la moindre attention à ces rumeurs disant qu'on
les aurait revus errer dans les parages ! Que des ragots !
J'ouvre
la porte. Tu entends comme elle grince ? Ces toiles d'araignée qui se collent
sur ton visage sont tout à fait répugnantes, n'est-ce pas ? Spécialité de
l'auteur. L’endroit est plutôt lugubre, je te l'accorde. Regarde comme tes pas
s'impriment dans la poussière. La voix que tu entends ? Quelle voix ? (l'auteur, doit se gonfler d'orgueil dans sa tombe). Ce n'est
que le vent qui gémit à travers les interstices qu’il a savamment percés autour
des fenêtres. Tout est resté en l'état : le puits, le couteau sur la margelle,
le sang sur les murs. Que s'est-il passé cette nuit-là ? Mystère ! Mais peu
importe, nous ne sommes pas dans un polar, si tu veux bien me passer cette
expression triviale.
Tu
peux t'approcher. Impressionnant ce puits ! Tout en pierres du pays noircies
par le temps, envahies par la mousse. Certes, la poulie est un peu rouillée,
mais elle pourrait encore faire son office si on retrouvait la corde et le
seau. Avance lecteur ! Je sens avec délice tes mains m'agripper. Je reconnais
que l'auteur a particulièrement réussi ce passage. Tu t'en doutes, la réponse
est au fond du puits. Prends cette bougie. N'hésite pas à te pencher…
Mais
non ! Que dis-tu là ? Tu es tombé tout seul !
Une
chance qu'il ne reste plus d'eau. Le puits est asséché depuis cette fameuse
nuit. On suppose que le squelette qui s'y trouve est celui d’Eleanor.
Normalement le crâne devrait être encore dans le seau. Tu le vois ?
Donc
?… ‒ voyons si tu as bien suivi ‒ le pendu dans la forêt ?... c'était ?… Cornélius, bien
sûr ! Quelle perspicacité ! Tu m’en vois tout ébloui.
Quoi
encore ? Oui, je sais, je sais… Il y a d'autres squelettes. Que veux-tu ? Je
m'ennuie sur mon étagère. C'est un roman qui n'intéresse pas grand monde. Alors
quand quelqu'un s'y égare, je le garde. Ce sont les lecteurs précédents… Le
dernier était une femme. Vous auriez fait un joli couple.
Désolé,
je ne peux faire aucune exception. Il en va de mon existence même. Je t’ai
parlé de ce lecteur fou qui m’a mutilé de tout un chapitre. Il fut le premier à
rejoindre Eleanor. La punition était amplement méritée. Le problème s’est posé
avec le lecteur suivant. Lui aussi avait remarqué la confusion du récit, due à
l’absence de certaines pages. S’il en avait parlé au bibliothécaire, j’étais
bon pour le pilon ou la crémation. Tu comprends pourquoi je ne peux laisser
sortir personne.
Quand
je disais que tu serais surpris par la fin... qui ne doit rien à l'auteur, je
le confesse. Allons, il est temps de clore ce chapitre et de tourner la page (le genre de clichés dont l'auteur raffole…)
Je
vais regagner ma place sur l’étagère, prendre la pose en équilibre sur la
tranche ‒ ce qui est loin d'être évident,
crois-moi ‒ et attendre le prochain
lecteur… Avec un peu de chance, tu auras de la visite bientôt…