L’un est assis.
L’autre, debout derrière lui, tient dans sa main droite une sorte de rasoir
ancien à longue lame, au manche en bois précieux orné d’inclusions de nacre. De
son autre main, il maintient fermement la tête de l’homme assis, tirée en arrière,
gorge dégagée.
L’homme assis, engoncé dans un vêtement qui le prive de l’usage de ses
bras, enfonce ses ongles dans les accoudoirs de son siège.
Dans le miroir accroché au mur, il voit le rasoir luire et dessiner une
courbe dans l’air moite en s’approchant de son cou. L’homme, debout derrière
lui, s’immobilise et le fixe droit dans les yeux, le regard mauvais.
Mériteraient que je les tue tous ! grogne-t-il entre ses dents.
Mériteraient d’être égorgés comme des bêtes malfaisantes ! Tous, autant qu’ils
sont !
L’homme assis, les yeux écarquillés, fixe les mouvements du rasoir à deux
centimètres de sa pomme d’Adam. Mouvements saccadés, synchronisés sur le débit
de parole, de plus en plus rapide, de l’homme debout.
Personne ne m’écoute ! Alors quand j’en tiens un sous la main, je le
lâche plus ! Cessez donc de gigoter. Un coup de rasoir, c’est vite parti !
L’homme assis, ouvre la bouche pour parler, mais l’autre ne lui en laisse
pas le temps :
Bougez pas, j’vous dis ! Je suis célèbre pour mon coup de main. Rapide
et sûr. Ne vous inquiétez pas.
L’homme assis, cherche dans le reflet du miroir où se cache la caméra. Il y
en a forcément une. La vidéo sera diffusée sur You tube, comme les autres. Egorgé
en direct. Saigné, décapité.
Me suis fait avoir. Ce rendez-vous était un piège. Ce mec est un
terroriste. Genre djihadiste de quartier. Un électron libre, fan de Daech ou de
l’EI. Pourquoi s’en prend-il à moi ? A quoi rime d’égorger un comptable
travaillant dans une usine d’aliments pour chiens ? Il n’aime peut-être
pas les chiens. Animaux impurs. Comme le porc. Que je ne mange pas, d’ailleurs.
Je suis végétalien ! Doit y avoir une erreur quelque part. Pourtant je le
connais depuis un certain temps, ce type. Sûrement converti depuis peu. Les
pires ! Coincés dans leurs préjugés. Encore plus intolérants, plus extrémistes
que les vrais. Le genre d’illuminé à avancer masqué. Sans barbe ! Pour ne
pas être reconnu.
La lame du rasoir se pose sur la gorge de l’homme assis, tétanisé, les yeux
exorbités fixés sur le visage de l’homme penché sur lui, l’air concentré sur sa
tâche.
C’est sûr, je les égorgerais tous, ces salauds. S’en foutent de la crise.
Veulent juste s’en mettre plein les poches. Je leur exploserai la gueule avec
le même plaisir qu’ils prennent à faire exploser mes charges ! Charges de
dynamite, oui ! Mais, je m’énerve,
vous n’êtes pas venu pour m’écouter débiter mes salades. Que voulez-vous, dans
mon pays, on a le sang chaud !
La lame du rasoir pèse sur la gorge de l’homme assis. D’un mouvement rapide,
elle glisse, découvrant une bande de peau imberbe, bordée de chaque côté d’une
épaisse couche de mousse à raser.
Vous en aviez assez de votre barbe ? C’est vrai qu’avec cette chaleur,
vaut mieux se découvrir. Et puis, entre nous, c’est plus prudent, vous auriez
pu passer pour un intégriste prêt à commettre un attentat ! Le plan vigie-pirate,
ça rigole pas !
Jacques KOSKAS