Une
idée
D’abord, je n’y fis pas attention. Légère,
aérienne, elle flottait portée par une brise chaude. Virevoltant sur une
ritournelle de trois notes échappées d’une boîte à musique, elle embaumait ce
parfum que l’on respire dans le Sud, menthe et thym piqués d’une pointe de
piment rouge. L’aurais-je inhalée, le nez au vent ?
À moins qu’elle ne soit
entrée par la bouche. Je l’aurais avalée comme on avale n’importe quoi, l’eau,
l’air, la fumée. Alors pourquoi pas une idée ? Ça va, ça vient, ça se donne, ça
se retient… ça peut même se refuser. Ainsi, moi, j’ai toujours repoussé l’idée
de la mort. Résultat, la mort n’existe pas.
Les gens qui meurent ? Ceux-là
avaient accepté l’idée de la mort avant
de mourir. Vous comprenez pourquoi je suis aussi prudent avec les idées qui se
présentent. Surtout les nouvelles, qui ne sont souvent que des anciennes, remises
au goût du jour. Ainsi, accorder les mêmes droits à tout le monde, sans
distinction d’origine, de classe, d’âge, de sexe, de religion, de peau… est une vieille idée, jamais appliquée,
parce que contre-nature ! Ou alors décider du moment de sa mort et se
faire assister par le personnel médical, le tout remboursé par la sécurité
sociale. Idée ingénieuse qui consiste à faire sponsoriser son suicide par les contribuables.
Délirant, non ?
Vous pensez que suis
obsédé par la mort ? En voilà une idée ! La mort ne présente aucun intérêt pour
moi. Je veille à ce qu’aucune de mes idées ne soit en contact de près ou de
loin avec ce qui peut l’évoquer. Impossible ? Voilà une idée toute faite
ou je ne m’y connais pas. Réfléchissez. Chaque idée appartient à une catégorie.
Chaque catégorie a ses spécialités. Prenez les idées noires avec leur cortège
de blues, déprime, mélancolie et autres jérémiades. Elles sont spécialisées
dans la mort à plus ou moins long terme selon le temps dont on dispose et selon
l’urgence. Donc, je les élimine sans m’encombrer d’état d’âme. Simple comme
idée non ?
Impossible ? Décidément,
c’est une idée fixe chez vous. Laissez-moi vous expliquer. Avant de faire
mienne une idée, je l’étudie, je la sonde, je la teste. En particulier si elle
semble insolite. C’est le cas des idées étrangères, venues d’on ne sait où, qui
sèment à tout-va et qui n’ont qu’un but : pénétrer les esprits faibles
pour les dominer.
Pour moi, une bonne idée
est une idée conforme à celles qui m’habitent. Et je suis sans pitié pour les
idées farfelues qui cherchent à s’imposer en corrompant les miennes. Comment
les reconnaître ? Quelle naïveté ! N’avez-vous donc rien dans la tête ? Ne
voyez-vous pas toutes ces idées parées de beaux atours, brillant de mille feux,
qui se colportent ici et là sous les masques trompeurs du progrès et de la
liberté ? Certaines vont même jusqu’à prôner l’égalité entre tous les êtres vivants.
Ne plus manger d’animaux
sous prétexte que les conditions d’élevage et d’abattage sont inhumaines.
Quelle idée ! Ce sont des animaux, pas des humains ! Faut pas
confondre !
Affirmer que l’agneau
souffre au moment où le couteau lui tranche la gorge, que le poisson se tord de
douleur pendant son agonie sur le pont d’un bateau, que les poussins mâles,
broyés vivant à leur naissance, endurent le martyre, c’est une idée noble, certes, aussi je
demande, sans rire : qui se préoccupe de la laitue qui hurle sa souffrance
au moment où on lui coupe le pied ? Voilà une idée à méditer, vous ne
trouvez pas ?
Vous semblez si morose. Je
ne serais pas étonné d’apprendre que vous êtes en proie à des pensées
coupables, malfaisantes, qui vous minent et ne vous laissent aucun répit.
Résistez ! Faites comme
moi ! Je limite mes idées au strict nécessaire. Une idée pour les jours
ordinaires, une autre pour les moments exceptionnels, plus une ou deux que je
garde en réserve pour les dîners en ville. Que des idées claires, de bon sens,
d’honneur et d’honnêteté. Des idées irréprochables, que partagent les personnes
tout à fait estimables que je fréquente.
Je vois. Vous trouvez cela
limité, rétrograde, peu stimulant ? Voilà une idée qui ne me plaît guère et que
j’écarte aussitôt. Que dites-vous ? Mortifère ? C’en est trop ! Je constate que
vous êtes intoxiqué au plus haut degré. À votre place, je chasserais
immédiatement ces idées misérables.
Prenez exemple sur moi. Je
vous faisais part de mon inquiétude à propos de cette idée que j’ai avalée en
respirant l’air du Sud, bercé par une petite musique malicieuse aux senteurs
exotiques. Cette idée me hante. Elle est lancinante, insistante, répétitive.
Pour être franc, je suis un peu désemparé. C’est la première fois que je me trouve
face à une idée inconnue aussi tenace. J’ai le sentiment qu’elle me nargue.
Elle a réussi à s’infiltrer dans mon cerveau. Elle fouine, m’espionne, me
colonise, cogne contre mes tempes, sous les os de mon crâne. Quel
vacarme ! Mes pensées s’entrechoquent, s’emmêlent, je ne les reconnais
plus. Mes certitudes volent en éclat. C’est le chaos ! Des idées folles me
traversent. C’est intolérable ! Je suis contaminé ! Vous m’avez
contaminé ! J’aurais dû être plus vigilant. J’aurais dû me boucher le nez
ce jour-là. Fermer ma bouche, mes yeux, mes oreilles !
Je ne me laisserai pas faire.
Je vais expulser cette idée tentatrice, obscène, révoltante. Je vais l’extirper
de ma tête. Comment ? Rien de plus simple. J’ai déjà eu l’occasion de soulager
certains individus infectés par des idées inacceptables. Il suffit d’une petite
opération, sûre et rapide. Une ouverture dans la tempe, et l’idée indésirable
disparaît à jamais.
Ce revolver fera très bien
l’affaire.
Jacques KOSKAS